Le magazine du siècle

« Le dépôt en profondeur est à l’image de la Suisse »

Anna Haifisch est une figure emblématique de la bande dessinée indépendante – son univers graphique marie abstraction et humour à une tonalité sombre, mêlant un dessin expressif avec des couleurs vives. Toutes les illustrations de l’édition 2025 de « 500m+ » sont signées par elle. Nous avons discuté avec l’artiste de 39 ans, originaire de Leipzig, pour comprendre comment elle avait abordé ce projet.

Lorsqu’on vous a demandé de réaliser des illustrations sur le thème du dépôt en profondeur, quelle fut votre première pensée ?
« Intéressant ! » Quand je dessine, j’aime bien ce qui est sombre et maléfique. Le dépôt en profondeur n’est pas forcément maléfique mais le thème des déchets radioactifs revêt un caractère sombre. J’ai trouvé cela inspirant.

En saviez-vous déjà beaucoup sur le sujet ?
Pas vraiment. Ici en Allemagne, dans les années 90, les transports Castor ont suscité de vives réactions, avec des manifestations qui ont attiré l’attention des médias. Mais aujourd’hui, j’avoue ne pas savoir vraiment où nous en sommes. Honnêtement, je ne sais pas vraiment si nous allons déverser ces déchets dans la mer ou les revendre à quelqu’un. C’est un peu idiot de ne pas se préoccuper de cette question.
De ce que j’ai pu constater, beaucoup de gens ne se soucient guère de ce qu’il advient des déchets radioactifs. On ignore d’ailleurs les quantités produites. Que contiennent ces conteneurs Castor ? Des grains ? Des barres ?

Avez-vous effectué des recherches ?
Oui, j’ai lu des articles parus dans la presse suisse, car je pensais que ce sujet susciterait peut-être des protestations et de vives réactions, ce qui, curieusement, n’est pas le cas. Et puis, dans l’ensemble, tout cela m’a semblé plutôt logique : avant que ces déchets ne tombent entre les mains d’un individu douteux qui s’en débarrasserait n’importe comment, un dépôt en profondeur reste la meilleure solution. Cela colle parfaitement à l’image de la Suisse : on s’en occupe de manière rapide, efficace et durable. (rires)

Pour ce magazine, vous avez élaboré sept scénarios de risque différents. Comment avez-vous procédé ?
Pour commencer, j’ai voulu savoir à quoi ressemblait le dépôt en profondeur. Et puis, je me suis dit : « Oh là là, dessiner des trucs techniques, c’est compliqué, il faut y ajouter une touche d’humour. » Je voulais dessiner de grandes catastrophes comme des météorites, des inondations et des tremblements de terre, mais aussi de petits incidents.

Vos illustrations montrent principalement des animaux. Des écureuils cherchent des noisettes, des vaches creusent le sol, des raies nagent, des martres rongent des câbles. Pourquoi ce choix ?
J’aime dessiner des animaux, c’est amusant. Et cela m’évite d’avoir à prendre certaines décisions, comme celles concernant le genre ou autres. Les animaux sont un peu plus abstraits.

Y a-t-il pour vous des scénarios plus ou moins probables, ou bien le risque vous semble-t-il tout simplement inconcevable ?
Les plus grands risques naissent souvent de banalités capables d’engendrer une cascade d’événements défavorables. C’est quelque chose que je peux très bien imaginer. Qu’une martre ronge un câble dans une salle de serveurs est certainement déjà arrivé. Les martres adorent les câbles. Et le serveur n’est pas nécessairement situé à 900 mètres sous terre. Il se trouve peut-être en Norvège, et un membre du personnel laisse accidentellement l’animal entrer dans la pièce après la pause déjeuner. Quant aux écureuils, j’ai trouvé amusant de réfléchir à ce qui arriverait si, en plus des humains, une horde d’écureuils se mettait aussi à faire des réserves. Les noisettes et les barres de combustible pourraient-elles finir par se gêner mutuellement ?

Quelle place peut avoir l’humour face aux risques et aux peurs ?
Je pense qu’il est nécessaire, surtout pour les sujets graves. Mais la frontière entre l’humour et la moquerie, voire la banalisation du sujet, est bien sûr mince.

Comment choisissez-vous vos couleurs ?
Il y a une palette de couleurs que j’aime bien utiliser. J’utilise beaucoup le jaune, le rouge, le noir, mais aussi le marron et un peu de violet. Et beaucoup d’orange. C’est un peu dystopique, apocalyptique. Cela collait donc bien au thème (rires).

Le dépôt en profondeur implique de penser à des échelles de temps vertigineuses jusqu’à un million d’années dans le futur. À votre avis, à quoi ressemblera le monde dans un million d’années ?
Disons-le ainsi : je n’ai pas une très haute opinion de la nature humaine. Je ne pense donc pas que nous serons encore là à errer sur Terre. Je pense que les seuls bipèdes encore sur Terre seront les oiseaux. Mais je ne pense pas que cela soit si grave.

Vous pensez donc que l’humanité est en train de s’autodétruire, et que ce processus est déjà en cours ?
Oui, je pense que notre orgueil, notre stupidité et notre cupidité causeront notre perte. Mais curieusement, cette idée ne m’effraie pas. Elle pourrait presque nous laisser indifférents.

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