Issue #1 – 2022
« Il faut bien mettre ces déchets quelque part », estime une cliente du « Bachsermärt ». « Et de toute façon, à ce moment-là, il y aura longtemps que nous ne serons plus de ce monde », ajoute son mari.
Bachs, dans l’Unterland zurichois, est un village pittoresque avec de nombreuses vieilles fermes et maisons à colombages, dans un paysage vallonné tout aussi pittoresque. Les oiseaux chantent, le soleil brille et tout n’est qu’harmonie dans la chaleur printanière de ce matin de mars. Seuls les avions volant bas dans le ciel, lors de leur approche de Kloten, détonnent un peu dans ce tableau idyllique. Et puis, il y a aussi cette étrange et haute paroi en plastique vert, au beau milieu du pré, à l’entrée du village. Derrière celle-ci se trouve le chantier de la Nagra, où est réalisé le dernier forage profond. Celui-ci doit permettre d’évaluer si la région dite Nord des Lägern est appropriée pour accueillir, à grande profondeur, les déchets radioactifs produits en Suisse.
L’idée est d’une simplicité déconcertante. Où mettre des déchets qui resteront dangereux pendant un million d’années ? Idéalement, on aimerait les voir disparaître de la surface de la Terre. Dans ce cas, pourquoi ne pas les envoyer dans l’espace ? D’une part, les coûts seraient astronomiques, et d’autre part, on sait d’expérience que les fusées ne sont pas à l’abri de pannes au décollage – avec des déchets radioactifs à bord, un tel accident serait catastrophique. Les immerger au fond des océans ? C’est ce qu’on a longtemps fait. Si les déchets se répartissaient de manière homogène dans les mers du globe, ils seraient tellement dilués que ce serait médicalement acceptable – il s’est toutefois avéré qu’il n’en est rien. Transformer les déchets ou les rendre réutilisables ? La transformation – ou transmutation – ne fait que réduire la période de demi-vie, mais celle-ci reste de plusieurs siècles. Et à ce jour, on n’est pas encore parvenu, techniquement, à retraiter les déchets en vue de leur réutilisation. On n’a tout simplement pas trouvé de meilleure solution que de faire confiance aux profondeurs du passé pour juguler les incertitudes de l’avenir : à plus de 500 mètres sous la surface du sol, rien n’a changé au cours des derniers 175 millions d’années. La roche qui se prête à accueillir un dépôt en profondeur s’appelle Argile à Opalinus. Elle est friable et pulvérulente, on peut la réduire en une fine poussière en la frottant entre les doigts. Ses propriétés les plus importantes sont toutefois son caractère imperméable et son pouvoir gonflant, ce qui lui permet de colmater d’elle-même d’éventuelles fissures et fractures en cas de contact avec l’eau, et d’éviter ainsi la fuite de particules radioactives.
Au Bachsermärt, l’ancêtre des magasins de producteurs locaux du même nom où les Zurichois·e·s (et les habitant·e·s d’Eglisau) woke achètent leurs légumes bio, on se montre serein. « En fin de compte, nous sommes pragmatiques », estime une cliente d’un certain âge, qui fait ses courses avec son mari. « Il faut bien mettre ces déchets quelque part. D’une façon ou d’une autre, on trouvera la bonne solution. » « Et de toute façon, à ce moment-là, il y aura longtemps que nous ne serons plus de ce monde », ajoute son mari. Elle acquiesce d’un haussement d’épaules. Ils ne sont pas les seuls à évoquer cet argument.
Un homme d’âge mûr, qui a assisté à des séances d’information, est convaincu que « ce serait probablement la meilleure solution ». Toutefois, il souhaiterait que sa fille, qui gère un centre équestre, puisse également « jeter dans le trou » le crottin de ses bêtes au lieu de devoir bétonner à grands frais une nouvelle place à fumier. Rires dans l’assemblée. Une femme avec une poussette dit qu’elle espère fortement que le dépôt en profondeur ne se fera pas dans les Lägern, et que la radioactivité l’inquiète. Une autre admet ne s’être pas encore bien informée, « mais ma réaction intuitive serait : si possible pas ici. »
A ce stade, on peut toutefois déjà affirmer que ce site est approprié au stockage des déchets. Les trois régions d’implantation Jura est, Zürich nord-est et, justement, Nord des Lägern ont été retenus. Cet automne, la Nagra fera connaître sa proposition pour la sélection du site et en 2024, elle déposera la demande d’autorisation générale correspondante.
Au final, c’est le Conseil fédéral qui décidera. L’octroi de cette autorisation peut être combattu par référendum – mais sinon, la population ne participe activement aux décisions que lorsqu’il s’agit de l’implantation des bâtiments en surface et des mesures de compensation. C’est la conséquence de l’affaire du Wellenberg : dans les années quatre-vingt, le projet de construction d’un dépôt pour déchets de faible et de moyenne activité dans le canton de Nidwald avait échoué face à la résistance de la population locale. Suite à cela, la législation nationale sur l’énergie nucléaire a été revue, et le droit de véto cantonal à l’autorisation d’un dépôt en couches géologiques profondes a été supprimé. Les communes, les cantons et la population sont malgré tout expressément invités à participer à la procédure de sélection du site et à faire part de leurs attentes dans le cadre des conférences régionales. C’est l’Office fédéral de l’énergie qui organise la participation régionale.
La Nagra fait également sa part pour permettre à la population de s’exprimer et ainsi, faire preuve de transparence. Un précepte que semblent contredire les bâches recouvrant les conteneurs du chantier de forage de Bachs. Il s’agit toutefois là d’une exigence incontournable, du fait que la nature est ici en grande partie protégée, visant à réduire autant que possible l’impact sur le paysage – au moins sur le plan esthétique.
Une terrasse pour les visiteurs est librement accessible et permet d’observer comment les longues tiges de forage disparaissent dans le sol – et avec un peu de chance, comment des roches vieilles de plusieurs millions d’années sont remontées à la surface. Lorsque c’est le cas, il n’y a toutefois pas de temps à perdre et la carotte est immédiatement placée dans un support et examinée par plusieurs géologues, avant que le contact avec la lumière et l’atmosphère n’altère ses caractéristiques. Dans le centre de visiteurs, on peut voir des échantillons de roche, des graphiques et des tableaux explicatifs. Et emporter de petits cadeaux publicitaires : des clips de fermeture et un étui destiné à protéger les cartes de crédit contre le vol de données. Isoler et protéger contre le rayonnement : un condensé de la mission de la Nagra.
En 1972, les producteurs de déchets radioactifs, autrement dit les exploitants des centrales nucléaires et la Confédération, fondent la Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs CEDRA, connue depuis 2006 sous l’acronyme allemand de Nagra, pour Nationale Genossenschaft für die Lagerung radioaktiver Abfälle. Aujourd’hui, le dépôt intermédiaire de Würenlingen « Zwilag » est également membre de la coopérative. Les sociétaires financent la Nagra et versent des contributions annuelles au fonds de désaffectation et au fonds de gestion des déchets radioactifs, tous deux sous la surveillance de la Confédération. Ces contributions sont alimentées par les consommateurs à raison d’environ un centime par kilowattheure d’énergie nucléaire et serviront à la désaffectation et au démantèlement des centrales nucléaires ainsi qu’au transport, à l’entreposage et au futur stockage des déchets nucléaires dans un dépôt profond, de même qu’à toutes les études nécessaires au préalable.
Les protestations de la population concernant la centrale nucléaire de Kaiseraugst, dans les années 1970 ont donné lieu à l’initiative populaire « Sauvegarde des droits populaires et de la sécurité lors de la construction et de l’exploitation d’installations atomiques », qui a conduit à une révision de la législation sur l’énergie nucléaire : depuis, de nouvelles centrales nucléaires ne peuvent être autorisées que si les exploitants peuvent garantir la gestion des déchets radioactifs. Le projet correspondant « Garantie 1985 » a marqué le point de départ du projet de dépôt en couches géologiques profondes. Dans les années 80 et 90, la Nagra souhaitait construire un dépôt final au Wellenberg – toutefois contre la volonté de la population nidwaldoise. Celle-ci fit capoter le projet par deux décisions populaires. Suite à cela, le Conseil fédéral et le Parlement ont prévu, dans la nouvelle loi sur l’énergie nucléaire, un référendum facultatif à l’échelle nationale pour remplacer le droit de véto cantonal. C’est ainsi que nous pourrons approuver, en 2031, la demande d’autorisation générale pour la réalisation d’un dépôt profond dans la région XY. Ou pas. Mais dans ce cas, nous retournerions au point de départ, et les déchets radioactifs resteraient plus ou moins accessibles en surface.
La poursuite obstinée du projet de dépôt au Wellenberg a en tout cas sérieusement entamé la confiance populaire dans l’énergie nucléaire et la Nagra. Au point que le Conseil fédéral a prévu, dans la nouvelle ordonnance sur l’énergie nucléaire de 2004, la mise en œuvre d’un plan sectoriel devant permettre à la Suisse de disposer, un jour, d’un dépôt en couches géologiques profondes. Ce plan s’articule en trois étapes. Etape 1 : identification de domaines d’implantation potentiels par la Nagra, examen par l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire IFSN. Etape 2 : réduction à trois domaines d’implantation. Etape 3 : réalisation de forages profonds dans les trois régions, communication du choix du site par la Nagra en 2022, décision du Conseil fédéral en 2029, puis débats parlementaires et, enfin, si un référendum a été saisi et a abouti, décision du peuple.
Je proposerais d’insérer une étape supplémentaire, à savoir la construction d’un dépôt intermédiaire à long terme.
Fondamentalement, même Marcos Buser ne s’opposerait pas au projet de dépôt profond, alors qu’il en est l’un des critiques les plus virulents. Cet homme de 73 ans, de haute stature et aux cheveux blanc ébouriffés, a tout du sympathique grand-père auquel l’expérience de la vie n’a pas ôté le sourire. La maison qu’il habite à Oerlikon avec sa compagne conserve effectivement les traces de la présence de ses onze petits-enfants: on y trouve des jouets dans tous les coins, un tricycle en bois dans un angle et une chaise Tripp-Trapp à la table du salon. Mais aussi de nombreuses lampes et figurines en forme d’amanites tue-mouche. Que signifient tous ces champignons ? Marcos Buser rit : « Je n’y ai jamais pensé, ils sont apparus… comme des champignons ! »
A moins que ce ne soit une réflexion inconsciente sur le thème de la toxicité ? Marcos Buser travaille en effet depuis plus de quarante ans dans le domaine de la gestion de déchets toxiques et radioactifs. Il a été membre du Groupe d’experts pour les modèles de gestion des déchets radioactifs EKRA et de la Commission fédérale de sécurité nucléaire CSN. C’est après la publication, en 1972 par le Club de Rome, du rapport « Les limites de la croissance », alors qu’il était encore étudiant, que ce géologue et chercheur en sciences sociales a commencé à s’intéresser aux questions relatives à l’environnement et à l’énergie nucléaire. Il est devenu un activiste antinucléaire, a protesté à Kaiseraugst, Gösgen et Leibstadt – mais contrairement à ses compagnon·ne·s, il menait déjà des réflexions approfondies sur la gestion des déchets nucléaires. C’est ainsi qu’il s’est vu attribuer un rôle qu’il décrit comme « parfois frustrant, mais toujours sous-estimé » : d’un côté, les antinucléaires étaient convaincus qu’il n’existait pas de solution sûre pour gérer les déchets radioactifs, de l’autre, les pro-nucléaires et l’industrie ne voulaient pas entendre que leurs solutions devaient être revues et améliorées. Et c’est précisément cela qui a poussé Marcos Buser à quitter la Commission fédérale de sécurité nucléaire en 2012. Il lui reprochait de ne pas prendre en compte ses réserves et recommandations parce que les autorités, c’est-à-dire l’Office fédéral de l’énergie et l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire IFSN, étaient étroitement liés à la Nagra : « Le contrôleur est le copain du contrôlé ». Les investigations du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication DETEC n’ont toutefois pas pu établir l’existence d’un tel « copinage ». Marcos Buser travaille depuis plus de trente ans comme expert indépendant pour plusieurs institutions.
L’un des critiques les plus virulents du projet : Marcos Buser
Monsieur Buser, tout semble indiquer que nous sommes sur la bonne voie : ces déchets radioactifs, il faut bien qu’on s’en occupe, tout le monde semble d’accord pour estimer que la meilleure solution est de les enfouir sous terre, et nous avons pour cela la Nagra, qui s’occupe de le faire en toute sécurité. En quoi ce projet devrait-il être problématique ?
Il y a plusieurs réponses à cela. Pour faire court : le premier problème est que la Nagra n’est pas désintéressée. Elle est liée à l’énergie nucléaire en vertu du principe de causalité.
N’est-ce pas logique que ceux qui produisent les déchets doivent aussi se charger de leur gestion ?
Non, justement pas. Que les producteurs de déchets paient pour leur gestion, c’est parfaitement clair. Mais la conception, les questions de sécurité, cela doit être confié à une instance indépendante. Qui paie le bal mène la danse, dit-on. Les problèmes liés aux risques à long terme doivent par conséquent être gérés par des instances indépendantes et non par des organisations qui ont des intérêts directs évidents. Deuxièmement, le concept même du dépôt en couches géologiques profondes, autrement dit, le fait de simplement enfouir les déchets, refermer le trou, puis les oublier n’est plus d’actualité. Il doit être remplacé par un concept beaucoup plus axé sur la surveillance et l’accompagnement à long terme de tels dépôts. Nous devons apprendre de nos erreurs – la manière dont nous avons géré les déchets toxiques par le passé est un bon exemple de ce qu’il ne faut pas faire : aujourd’hui, nous devons assainir pratiquement toutes les décharges. On s’est trompé dans l’estimation du temps durant lequel celles-ci assureraient un confinement efficace des déchets. Et nous devons en tirer les leçons : il faut une surveillance à long terme de ces déchets.
Mais l’idée d’enfouir les déchets à grande profondeur est quand-même largement admise ?
Oui, sur ce point, il y a consensus. La question est de savoir comment et pour combien de temps. Je propose de réaliser un dépôt intermédiaire conçu pour le long terme, de manière à pouvoir récupérer les déchets lorsque la technologie aura évolué et que l’on pourra par exemple mieux conditionner, c’est-à-dire emballer les déchets. Le tout sous une surveillance continue, afin de pouvoir réagir si l’on constate, dans cent ou deux cents ans, que cela ne fonctionne pas comme on l’avait imaginé.
Ce serait donc une erreur de construire un dépôt final sur la base des connaissances actuelles ?
Oui, et plus j’y pense, plus j’en suis convaincu. Ce n’est tout simplement pas vrai que nous en savons suffisamment pour mettre en œuvre le concept actuel. En revanche, nous savons surveiller. Par ailleurs, de nouveaux déchets vont encore venir s’y ajouter, et il leur faudra à nouveau trente ou quarante ans pour refroidir suffisamment et pouvoir être placés dans un dépôt en profondeur. Et si l’on prolonge la durée d’exploitation des centrales de Leibstadt ou de Gösgen, comme cela est actuellement discuté, il faudra encore compter quelques décennies de plus. On ne sait pas non plus s’il y aura, un jour, des réacteurs capables d’utiliser ces déchets comme combustibles – même si cela paraît actuellement peu vraisemblable.
Est-ce là selon vous le point principal qui complique toute prévision ?
Exactement. Voyez-vous, entre un biface et une hache en pierre polie, il a fallu des dizaines ou des centaines de milliers d’années de développements techniques. Entre une Hermes Baby et un ordinateur portable, quelques décennies. Compte tenu de la vitesse à laquelle les technologies et leur complexité évoluent actuellement, il serait tout simplement absurde de faire des prévisions quant aux technologies dont on disposera dans cent ans, et encore plus dans un million d’années.
Pourquoi la Nagra poursuit-elle ce concept, malgré les nombreuses questions sans réponse ?
Cela est lié à des raisons historiques : aussi bien le secteur nucléaire que la société se sont mis d’accord sur cette solution, depuis qu’elle a été présentée par la Suède il y a quarante ans. Entre-temps, des problèmes sont apparus sur de nombreux sites. Par exemple à Morsleben, en Allemagne : les prévisions relatives à la stabilité des bâtiments de la mine étaient erronées et il y a eu des infiltrations d’eau. La mine est actuellement en cours d’assainissement, mais on ne sait pas si cela suffira. Puis il y a eu la mine d’Asse, en 2008, où l’on a appris que l’exploitant avait connaissance depuis des dizaines d’années d’infiltrations d’eau, mais ne les avait pas signalées. Ce qui soulève de nombreuses questions quant à la gestion et à la transparence de telles installations. A la même époque, il y a eu l’accident de la décharge souterraine de Stocamine, en Alsace, destinée aux résidus toxiques, où des déchets ont tout simplement été stockés illégalement. Parallèlement, il s’est avéré que le stockage final dans d’anciennes mines de sel n’est pas sûr. En 2014, il y a eu de graves accidents aux Etats-Unis, où des fûts ont explosé en raison de réactions lentes entre les déchets et les matériaux du conditionnement. Et ce ne sont là que quelques exemples.
Mais je pars quand-même du principe que les enseignements de ces erreurs seront pris en compte par la Nagra lors de la construction et de l’exploitation d’un dépôt en profondeur, non ?
Oui, j’en suis convaincu. Mais le problème est qu’on n’a jamais remis en question l’ensemble du concept et que les erreurs les plus graves sont toujours de nature conceptuelle. L’autre grand problème est la dépendance de la Nagra vis-à-vis de l’industrie nucléaire.
Dans quelle mesure ?
Un bon exemple est constitué par l’organisation des laboratoires de recherche. Je dirige depuis 14 ans la commission d’accompagnement du Mont Terri, un laboratoire souterrain situé dans le Jura, où l’on étudie les propriétés de l’Argile à Opalinus. Il y a là d’un côté les régulateurs, à savoir les autorités de surveillance, et de l’autre l’industrie, c’est-à-dire les Nagras de différents pays. Et la Nagra suisse a toujours voulu assurer la direction de ce laboratoire, autrement dit, être placée au-dessus de ceux qui devaient assurer la surveillance de la recherche. Et exercer une surveillance par le bas, dans une structure dirigée par l’industrie, cela ne fonctionne tout simplement pas. Au Mont Terri, nous avons réussi, avec l’aide du Canton, à écarter la Nagra de la direction du laboratoire – imaginez : même l’Office fédéral de l’énergie voulait que la Nagra conserve la direction. Les rôles du surveillant et du surveillé étaient totalement pervertis. Les intérêts de la recherche et de l’industrie doivent être strictement séparés. Nous avons besoin d’une toute autre culture de la recherche et du développement ; il doit pouvoir y avoir des voix discordantes qui contestent et soulèvent les problèmes. La science, ce n’est jamais « Nous sommes tous d’accord ; désormais, nous pouvons passer à la mise en œuvre et envoyer la facture ».
Que feriez-vous pour réorienter le projet, afin qu’il corresponde mieux à votre approche ?
Pour commencer, s’asseoir autour d’une table avec Axpo, BKW et Alpiq, afin de voir comment faire pour changer le statut de la Nagra. Et faire comprendre à la Confédération que cela relève de sa responsabilité. Cela aurait un coût, et Monsieur Maurer devrait mettre un peu d’argent de côté pour l’avenir, ce qui ne l’enchanterait probablement pas (il rit). Comme deuxième mesure, je donnerais un tout autre mandat à l’IFSN : ce serait à elle de développer le concept stratégique de la gestion des déchets. Pas à la Nagra. Le pouvoir est à celui qui conçoit, et si c’est l’industrie qui conçoit, la surveillance sera toujours à la traîne. En tant que défenseurs de nos intérêts et de ceux des générations à venir, ce sont les pouvoirs publics qui doivent prendre les décisions stratégiques. La Confédération doit assumer ses responsabilités. Ensuite, je laisserais travailler les gens pour concevoir la suite du projet sur la base des connaissances acquises. Car la priorité absolue doit aller à la sûreté. Je dois toutefois admettre qu’avec sa nouvelle direction, la Nagra a pris une orientation plus ouverte et plus transparente, et est aussi plus à l’écoute des voix critiques.
Comment percevez-vous la position de la société face à la thématique d’un dépôt en couches géologiques profondes ?
La société a un gros problème avec les déchets en général. C’est un sujet qu’on préfère ne pas aborder. Même les autorités du domaine nucléaire se montrent peu proactives. La société ne se manifeste ou ne proteste que lorsqu’il s’agit de mettre quelque chose en œuvre à l’échelle locale ou lorsque les conséquences d’un projet mal conçu se font sentir. On appelle cela le syndrome Nimby : « Not in my backyard » – autrement dit, « pas dans mon jardin ; pour le reste, ça ne m’intéresse pas ». Je peux le comprendre.
Comment changer cette manière de penser ?
En recherchant encore plus le dialogue avec les communautés concernées. Les gens doivent être impliqués dans les décisions, ils doivent obtenir des droits, par exemple pour désigner eux-mêmes les expert·e·s, avoir leur mot à dire, y compris sur les questions techniques, et aussi assumer des responsabilités. Les différents risques doivent être traités l’un après l’autre, ensemble et de manière transparente.
Barbara Franzen, membre de la conférence régionale Nord des Lägern : « La population est extrêmement calme. »
C’est en premier lieu à la classe politique de faire avancer les débats. Barbara Franzen, députée PLR, présidente de la section de Dielsdorf du PLR et membre de la Conférence régionale Nord des Lägern, s’engage pour la diffusion de l’information et la participation de la population, et cela non seulement dans le cadre de sa fonction politique, mais aussi en tant que membre du forum VERA (Responsabilité pour l’élimination des déchets radioactifs). Avec un succès mitigé, comme nous le confie cette entrepreneuse de 57 ans.
Madame Franzen, comment percevez-vous l’ambiance dans la politique, et plus généralement dans la population, concernant le dépôt en couches géologiques profondes ?
Les représentant·e·s des autorités et les personnes impliquées dans ce processus se montrent très sereines et objectives. Et la population est extrêmement calme. Beaucoup ne s’intéressent tout simplement pas à ce sujet. On s’efforce bien d’impliquer les gens : à la fin des assemblées communales, à Niederweningen, la présidente du conseil communal dit toujours quelques mots sur l’état d’avancement du projet, mais elle n’obtient pratiquement pas de réaction. Lors d’un débat public pour les élections communales, quelqu’un a demandé aux candidat·e·s quelle était leur position face au dépôt en couches géologiques profondes. Tous ont répondu de façon très pragmatique : « La priorité absolue va à la sûreté », « Si cela se concrétise, nous aviserons ». Une seule personne a estimé que quiconque n’étant pas contre le dépôt en couches géologiques profondes n’était pas éligible. C’était sans doute une personne fondamentalement opposée à l’énergie nucléaire. Mais j’ai le sentiment que la plupart ne savent même pas vraiment de quoi il s’agit.
Ce qui n’est toutefois pas lié à une offre d’information insuffisante ?
Non, absolument pas. Je crois que pour beaucoup, ce sujet est trop abstrait. C’est un processus trop long, dans lequel beaucoup n’arrivent pas à se retrouver. Lorsque la décision sera tombée, bon nombre de personnes seront surprises.
Les gens ne se réveilleront-ils que lorsque la décision concernera leur « propre » région ?
Je pense que leur intérêt portera avant tout sur les infrastructures de surface, par exemple les bâtiments en surface et les puits de ventilation. Des choses qu’on peut se représenter concrètement. Et à ce moment, il y aura bien quelques personnes qui demanderont : « Bon, mais qu’est-ce qu’on reçoit en compensation ? »
Pour en revenir à la personne qui s’est exprimée lors de l’assemblée communale, qui était contre l’énergie nucléaire et donc aussi contre le dépôt en couches géologiques profondes – pourquoi ne peut-on pas être contre l’énergie nucléaire, mais s’engager pour une gestion sûre des déchets qui en résultent ?
Cela est lié à des raisons historiques et n’a pu être résolu qu’avec la Stratégie énergétique 2050. Avant cela, les opposant·e·s à l’énergie nucléaire avaient toujours le même narratif : il faut d’abord résoudre la question de l’énergie nucléaire, autrement dit y renoncer, et après nous pourrons aborder la question des déchets.
La thématique du nucléaire vous a-t-elle toujours intéressée ?
Non, on ne peut pas dire ça comme ça. Mais ma mère vient de Schaffhouse, et chaque fois que nous traversions Benken, je voyais les fûts déposés en signe de protestation. Plus tard, j’ai vu au journal télévisé les manifestations contre les trains CASTOR. Cela avait quelque chose de fascinant. Mais si je m’y intéresse aujourd’hui, c’est bien sûr principalement en raison de notre situation géographique. Si j’étais à Uri, je me consacrerais à d’autres sujets. Mais je m’intéresse aussi de manière générale à la procédure relative aux plans sectoriels, à l’aménagement du territoire et aux projets participatifs.
Vous êtes membre de VERA, une organisation considérée comme favorable au nucléaire par certains détracteurs. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ?
Bon, si on regarde qui sont les membres du forum VERA, on constate qu’il s’agit plutôt de politicien·e·s du camp bourgeois. Mais pour ce qui est de son positionnement, le forum VERA a toujours dit qu’il ne s’exprimait pas sur l’avenir de l’énergie nucléaire en Suisse, mais qu’il voulait une solution sûre pour les déchets. Nous estimons que notre génération doit veiller à ce que les générations futures n’aient pas à s’en occuper. Mais j’ai aussi entendu un collègue du Grand Conseil m’accuser d’être payée par le lobby nucléaire (elle rit). J’ai dû le remettre à sa place en lui rappelant que je paie une cotisation. Je pourrais aussi lui dire qu’il est sponsorisé par le KLAR. Mais cela fait partie des petites querelles tout à fait normales en politique.
Le forum VERA organise des manifestations d’information pour les enseignant·e·s du secondaire, et vous êtes également présidente de l’école – les jeunes s’intéressent-ils à cette thématique ?
Vous êtes historienne de l’art. Des idées sur la sémiotique – les moyens d’avertir les générations futures des dangers liés aux déchets nucléaires enfouis – pourraient-elles aussi venir de là ?
C’est un sujet passionnant. En étudiant la question d’un futur langage universel, on arrive assez vite à des pictogrammes. Il est fort probable qu’ils soient encore compris, même dans un avenir lointain. C’est d’ailleurs aussi une façon très intéressante d’aborder cette thématique à l’école !
Alors que la Nagra souligne que chacun des trois sites serait approprié à la construction d’un dépôt, le bruit court que le choix a été arrêté depuis longtemps – pour chaque interlocuteur précisément dans sa propre région. Y compris dans le Weinland zurichois, c’est-à-dire dans la région d’implantation Zurich nord-est : c’est elle qui va finalement hériter du projet, on le sait depuis longtemps. Et contrairement au calme qui règne dans la région Nord des Lägern, la résistance est ici vive. Ce qui est d’ailleurs assez contradictoire, car aux urnes, le Weinland zurichois s’est régulièrement prononcé pour l’énergie nucléaire et contre des projets environnementaux. Lors d’une séance d’information de la Confédération à Rheinau, en 2015, une communauté d’intérêt d’agriculteurs de la région est venue avec une vingtaine de tracteurs devant la halle polyvalente, où elle a protesté en klaxonnant avec force. En 2018, un menhir a été placé comme symbole de l’opposition à un dépôt en profondeur dans le Weinland zurichois, et des veilles ont lieu tous les jeudis de 17 à 18 heures. Jürg Rasi est l’initiateur et le président de la Ländliche Interessengemeinschat kein Endlager (communauté d’intérêt rurale pas de dépôt en profondeur LIKE) dans le Weinland. Il exploite l’écurie active Isehof et craint que les produits agricoles de la région ne subissent un important dégât d’image en raison du dépôt profond. De plus, cela mettrait en danger la nappe phréatique de la région. Comme Jürg Rasi ne souhaitait pas d’entretien dans le cadre de cette publication, j’ai confronté Matthias Braun, CEO de la Nagra, aux critiques de Jürg Rasi.
Matthias Braun, PDG de la Nagra : « Résoudre des problèmes complexes est une mission passionnante. »
Matthias Braun, 54 ans, a pris ce poste en 2021, ce qui l’a aussi ramené en Suisse pour la première fois depuis la fin de ses études de géologie à l’Université de Bâle. Après sa thèse, il a travaillé pour des entreprises pétrolières internationales, principalement au Moyen-Orient et dans les anciennes républiques soviétiques, un certain temps également en Syrie, aux Pays-Bas, en Italie et en Grande-Bretagne. « J’ai été séduit par l’idée d’un retour au pays, car c’est le plus grand choc culturel qu’on puisse avoir », avoue-t-il. « J’ai adoré être un étranger : on adopte toutes les bonnes choses et on peut se moquer de toutes les autres. » C’est l’amabilité des gens qui l’a le plus surpris, relève-t-il : dans la rue, tout le monde se salue – à Londres, son dernier lieu de résidence, il en avait perdu l’habitude. « La plus grande différence est toutefois la manière de travailler. Ce qu’on fait est documenté par des procès-verbaux, des notes de service, tout est orienté processus. Dans le monde arabe, il suffit souvent de se serrer la main pour passer un accord. Ici, tout est très formel. Dans l’entreprise, cela se manifeste par une hiérarchie très rigide ; il faut beaucoup d’efforts pour la dépasser. »
Monsieur Braun, qu’est-ce qui vous a motivé à accepter ce travail difficile à tous les niveaux ?
Oh, il y a tout un tas de choses qui m’ont attiré. Par exemple d’avoir la responsabilité générale d’une entreprise, depuis la planification des menus de la cafétéria jusqu’à la réalisation technique d’une cellule chaude. Mais avant tout, certainement le fait qu’il s’agit d’un projet pionnier : nous réalisons quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant. C’est un sentiment fantastique.
Cela ne vous gêne pas que votre travail consiste à gérer les déchets que d’autres ont produits ?
Résoudre des problèmes complexes et une mission passionnante. La Suisse veut construire un dépôt en couches géologiques profondes parce que c’est la meilleure solution. Nous mettons tout en œuvre pour réaliser cette mission le mieux possible.
Vous dirigez un projet que vous n’allez pas mener à terme – comment vivez-vous cela ?
C’est souvent le cas pour les projets de grande envergure. Mais j’ai bien l’intention de mettre une fois le pied dans ce nouveau laboratoire souterrain.
Qu’en est-il de la responsabilité ? Si quelque chose va de travers, les conséquences pourraient être terribles. Cela vous fait-il peur ?
Le fait de pouvoir compter sur des collaborateurs·trices très compétents, qui travaillent sur ce projet depuis plusieurs dizaines d’années, m’est d’une grande aide. Je me sens donc très sûr pour ce qui concerne les éléments scientifiques. Pour le reste, ce sont des aspects socio-économiques, et dans ce domaine, j’agis sur la base de ce qu’on appelle « le bon sens ». Jusqu’ici, cela m’a toujours réussi.
Comment gérez-vous les craintes des autres ? Avez-vous mis en place une certaine distanciation ?
Non, pas du tout. Ces craintes me sont souvent rapportées, et je les prends très au sérieux. Même si bien des craintes sont irrationnelles – je suis un scientifique et je me base sur des faits – je peux les comprendre et j’offre toute ma sympathie aux personnes concernées. Certaines craintes peuvent être désamorcées par des discussions et l’énoncé des faits, d’autres pas.
Qu’est-ce que cela fait de reprendre une entreprise dont la réputation n’est pas sans taches, qui a été accusée de « copinage » et ne jouit pas d’une grande confiance auprès d’une partie de la population ?
J’ai déjà été confronté à des critiques concernant des événements anciens, où je me suis dit : si cela est vrai, c’est inquiétant. Je ne suis pas en position de juger, n’étant à la Nagra que depuis un an. Mais je peux vous assurer qu’il ne saura être question de copinage à l’avenir. Toutefois, lorsqu’on évoque le copinage, il faut aussi tenir compte du fait qu’il n’y a pas beaucoup de gens sur cette planète qui travaillent dans ce domaine – et cela est vrai tant du côté des promoteurs·trices du projet que de celui des opposant·e·s. Nous croisons déjà le fer depuis des dizaines d’années – mais tous sont conscients des responsabilités liées à leur rôle, et s’y tiennent. On ne peut pas parler de copinage.
Monsieur Buser estime toutefois que la Nagra ne se soumet pas à la surveillance comme elle le devrait, mais essaie de s’approprier la direction du projet – ce qui fonctionne en raison des liens étroits qu’elle entretient avec les autorités. Selon lui, la direction du projet devrait être assurée par les pouvoirs publics.
Sur ce point, je dois d’abord relever que j’ai rarement vu, dans le monde, un projet qu’un Etat gèrerait mieux que des entreprises privées. Le fait d’être une entreprise de droit privé nous donne une certaine dynamique, un cap précis. Bon, cela peut paraître un peu singulier – si l’on considère que cela fait déjà cinquante ans que notre projet a démarré ! (il rit). Mais plus sérieusement : l’IFSN assure la surveillance et l’OFEN gère la procédure de sélection du site de stockage. Si l’exécution du projet devait être assurée par une troisième instance publique, qui dirigerait qui ?
Selon Monsieur Buser, ce n’est actuellement pas l’IFSN qui dirige, mais la Nagra.
Nous n’avons pas du tout la même perception, à l’interne. Pour nous, la surveillance est clairement la surveillance – entre nous : un peu plus de liberté d’action serait parfois la bienvenue (il rit). Je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un, à la Nagra, qui dise « nous sommes au-dessus de l’IFSN ». L’IFSN nous a à l’œil, et c’est très bien ainsi.
L’autre point important soulevé par Marcos Buser est qu’il considère comme une erreur de réaliser un dépôt final. Il serait favorable à un dépôt intermédiaire de longue durée surveillé.
C’est effectivement très intéressant. Il n’y a pas si longtemps, j’ai eu une discussion avec Monsieur Buser, et c’est vraiment le seul point sur lequel nous ne sommes pas d’accord. Mais en fin de compte, la question de savoir si ce dépôt devra être fermé ou non dans un siècle devra être tranchée par les générations à venir. Aujourd’hui, nous concevons ce dépôt de manière à ce qu’il puisse être fermé – s’il le sera effectivement, c’est une autre histoire.
Pourquoi maintenez-vous qu’il devrait idéalement être fermé en 2125 ?
Parce que nous avons moins confiance dans l’humanité que dans la nature, ou plus précisément dans la géologie. Un dépôt ouvert et géré par des personnes n’est sûr qu’aussi longtemps que la société est stable. Si ce n’est pas le cas, l’installation sera bien plus sûre si elle est fermée. De plus, nous ne voulons pas léguer le fardeau de la gestion du dépôt aux générations futures, mais leur laisser une situation stable, dont elles n’aient plus à s’occuper. Ce qui se passe actuellement en Ukraine me conforte dans l’idée qu’il vaut mieux enfouir les déchets radioactifs à grande profondeur et faire en sorte qu’ils soient très, très difficilement accessibles.
En tant que géologue, vous êtes plus à l’aise dans le passé. Qu’est-ce que cela vous fait de travailler dans l’avenir ?
Eh bien, si l’on connaît le passé, on peut mieux prévoir l’avenir. Notamment si l’avenir dont il est question ici est bien plus court que le passé – nous connaissons très précisément l’histoire géologique du nord-ouest de la Suisse de ces 200 derniers millions d’années, et nous parlons d’un avenir d’un million d’années.
Pour vous donc une période relativement courte.
Oui, absolument. Les processus géologiques – contrairement aux processus sociétaux – sont tout à fait prévisibles. De plus, les prévisions sont le pain quotidien des géologues : les données du passé lointain sont complétées par des données d’un passé plus récent ou du présent. Mais il s’agit toujours de combler des lacunes d’information temporelles.
Qu’en est-il de l’opposition entre « gagner du temps et attendre de nouveaux enseignements » et « ne pas perdre de temps et fermer le dépôt en profondeur au plus vite » ?
Nous nous efforçons d’intégrer les deux approches. D’un côté, il y a consensus sur le fait que le plus sûr est d’enfouir les déchets à grande profondeur. C’est pourquoi nous voulons avancer dans ce sens – c’est aussi ce que demande la législation. D’un autre côté, ce projet doit absolument prendre en compte les nouveaux enseignements. C’est aussi la raison de son organisation par étapes : d’abord une autorisation générale, dans le cadre de laquelle on ne définira que le site et les grandes lignes du dépôt. Puis une autorisation de construire. Et ainsi de suite, de manière toujours plus détaillée. Cela, dans le but précis de pouvoir tenir compte des enseignements de ces prochaines années et dizaines d’années. Rappelez-vous le fonctionnement de l’aéroport, il y a quelques dizaines d’années : les valises devaient encore être placées manuellement sur les bandes transporteuses, après avoir consulté l’étiquette. Aujourd’hui, tout cela est automatisé. La logistique connaît actuellement des progrès fulgurants, et nous ne devons en aucun cas définir aujourd’hui des choses qui seront complètement dépassées dans vingt ans. Le dépôt serait absolument sûr, selon le concept actuel. Mais pourquoi ne pas profiter de nombreuses années supplémentaires de développement ?
Il faudra aussi intégrer les enseignements des erreurs passées.
Absolument. Nous sommes en contact permanent avec nos organisations partenaires, nous intégrons les enseignements de pays qui sont déjà beaucoup plus avancés que nous, notamment la Finlande et la France. Cela va bien au-delà des aspects techniques, jusqu’aux questions organisationnelles ou institutionnelles. A cela s’ajoutent des domaines comme la construction de tunnels ou de puits d’accès, dont nous pouvons aussi profiter. Les sites d’Asse et de Morsleben, par exemple, ont montré qu’on ne peut pas simplement déposer les déchets dans d’anciennes mines – c’est une erreur que nous ne répéterons pas.
Qu’en est-il des enseignements de ses propres erreurs ?
J’aimerais vous confronter à quelques critiques faites à la Nagra par certains détracteurs du projet : notamment qu’elle utiliserait des fonds à des fins de propagande, par exemple en donnant 200’000 francs par an au forum VERA
C’est tout à fait exact, et cela figure aussi dans notre rapport annuel. Le forum VERA n’est toutefois ni pro, ni antinucléaire, mais s’intéresse à la communication entre les fronts. Nous soutenons des organisations qui font avancer le débat, parce que nous y accordons de l’importance. Nous l’assumons parfaitement.
Un autre reproche : il ne serait pas certain que la nappe phréatique ne soit pas affectée par la construction d’un dépôt en couches géologiques profondes.
Ces personnes semblent oublier que c’est là notre principal objectif : empêcher toute contamination des eaux souterraines. C’est notre raison d’être. Nos intérêts se recoupent parfaitement. Nous sommes convaincus qu’un dépôt en profondeur ne menace pas les nappes phréatiques – et les autorités sont également de cet avis. Sur notre site Internet, nous présentons toutes nos recherches de manière détaillée. Bien sûr, nous ne promettons pas une sûreté à cent pour cent. Ce ne serait pas scientifique de prétendre cela. Mais nous sommes vraiment très près des cent pour cent.
On observe également, ces derniers temps, une certaine résistance aux faits scientifiques, par exemple chez les coronasceptiques. Comment convaincre ces personnes ?
On reproche également à la Nagra d’être davantage liée au lobby nucléaire que préoccupée par la sûreté.
A cela, je peux opposer deux arguments. Premièrement, l’IFSN surveille notre travail de près. Ce ne sont pas les sociétaires qui décident si quelque chose est sûr, mais les autorités. Deuxièmement, nos sociétaires ne sont pas n’importe quelles entreprises. Les grands groupes énergétiques appartiennent dans leur grande majorité aux pouvoirs publics. La Nagra gère les déchets nucléaires de la Suisse, et non les déchets d’un quelconque groupe industriel. Autrement dit : nous sommes liés à la Suisse – et cela dans le domaine de la sûreté comme dans celui des coûts. Et la Nagra est politiquement neutre.
Comment percevez-vous l’ambiance dans la société ?
Ce projet court déjà depuis bien longtemps, et on observe une certaine lassitude. Mais je suis malgré tout impressionné par la participation aux conférences régionales : les gens viennent s’asseoir dans un local fermé, un samedi après-midi ensoleillé, pour exercer la participation démocratique de base. C’est fantastique. Et probablement possible uniquement en Suisse.
Si une conférence régionale siégeait à Würenlingen, il n’y aurait pas grand-chose à discuter, estime un riverain rencontré dans le centre commercial Aarepark : « Chez nous, vous pourriez construire ça demain et personne ne s’y opposerait. » Pourquoi ? « Nous avons le Zwilag depuis, quoi, vingt ans ? Tout se passe bien et ça n’intéresse personne. Et d’ailleurs : si quelque chose devait arriver, cela pourrait tout aussi provenir d’une centrale nucléaire proche de la frontière, en France ou en Allemagne, et nous aurions tous un très gros problème. » Une femme âgée se souvient qu’il y avait bien des oppositions, dans les années 90, lorsqu’on parlait de construire le Zwilag, mais elle n’y a jamais participé. Elle a toujours fait confiance aux concepteurs, et d’ailleurs, « il faut bien mettre ces déchets quelque part ! Où irions-nous, si chacun disait d’accord, mais pas chez moi ! ?»
Je n’avais pas d’idée précise quant à l’allure d’un endroit aussi dangereux, mais j’imaginais certainement quelque chose de plus spectaculaire : le Zwilag ressemble à n’importe quelle entreprise dans une zone industrielle de Suisse. On pourrait tout aussi bien y produire des pommeaux de douche. En arrivant au Zwilag, on voit seulement un bâtiment en briques rouges avec une grande halle attenante. Seules détonnent les nombreuses caméras de surveillance et les barrières et clôtures. Ce n’est qu’en entrant que l’on remarque les formalités d’accès plus strictes : lecteur de badge, scanner portatif, scanner facial et portes verrouillées partout.
Le directeur Ronald Rieck lui-même prend le temps de nous guider. Depuis le toit en terrasse, il nous montre ce qu’on ne voit pas depuis en bas : le Zwilag est constitué de six bâtiments disposés en U. Le plus petit est le plus particulier : c’est lui qui abrite le four à plasma. Deux fois par an, pendant environ trois mois, les déchets radioactifs sont vitrifiés à une température pouvant atteindre 5000 degrés. La radioactivité demeure, mais l’opération permet de réduire leur volume et de les préconditionner pour le stockage. Un équipement unique au monde, souligne fièrement Ronald Rieck. Pourquoi la Suisse est-elle le seul pays à disposer de cet équipement ? « Qu’est-ce qui distingue la Suisse de la plupart des autres pays ? », nous demande-t-il, en guise de réponse. C’est donc ça. Nous sommes prêts à payer un peu plus pour notre sécurité.
Puis nous nous enfonçons dans le sous-sol – ce n’est d’ailleurs probablement pas vraiment le sous-sol, mais sans fenêtre, cela en a tout l’air. Nous nous changeons : blouse de travail blanche, casque, lunettes, chaussettes fluo – ou vert radioactif –, bottes en caoutchouc blanches. La radioactivité de chacun est mesurée avant et après la visite, et nous recevons un dosimètre personnel, une sorte de pager, qui est clippé sur la bouse et mesure le rayonnement auquel on est exposé. Les couloirs sont aussi propres que dans un hôpital. Pas un bruit, pas âme qui vive. Des lignes rouges, au sol, indiquent le chemin à suivre par les charriots qui transportent les fûts de déchets de manière entièrement automatisée. Pas en ce moment, bien sûr. Les halles sont séparées par des sas aux portes blindées. Des caméras contrôlent que le nombre effectif de visiteurs correspond bien au nombre annoncé, et que tout se passe bien et sans anicroche.
Le concept de couleurs du Zwilag est impressionnant. Chaque salle a sa couleur, des tons pastel contrastent avec des couleurs fortes. Vanille et violet, framboise et le bleu d’un matin brumeux. C’est coloré, mais sérieux. « Imaginez ce que ce serait de travailler ici, si tout était gris. Affreux ! », nous confie Ronald Rieck. Nous passons encore plusieurs scanners, de lourdes portes s’ouvrent sur présentation de l’empreinte de la main, puis nous entrons dans la halle des conteneurs. Un nom très banal pour un endroit où sont entreposés les conteneurs avec les déchets hautement radioactifs de Suisse (moins quelques-uns qui se trouvent encore dans les centrales), à différents stades de désintégration nucléaire. Il y a là 70 conteneurs, chacun pesant quelque 130 tonnes. Cette halle peut en accueillir 200. Quelques-uns sont du type CASTOR, d’autres proviennent d’autres constructeurs. Leur structure est toujours la même : une enceinte de trente à quarante centimètres d’épaisseur en fonte à graphite sphéroïdal, nickelée à l’intérieur. Selon le type de conteneur, des barres de polyéthylène sont placées dans des trous longitudinaux pratiqués dans les parois, afin d’améliorer le blindage contre les neutrons. Quelques-uns sont cannelés, d’autres lisses. « Et maintenant, comparez la température », nous invite Ronald Rieck. Ceux qui sont cannelés sont moins chauds que les lisses. « Simple question de physique », relève-t-il. C’est logique, une plus grande superficie permet une meilleure répartition de la chaleur. C’est une impression étrange de sentir cette chaleur. Elle ne provient pas de quelque chose d’aussi banal qu’un feu ou de l’électricité, mais de radionucléides, qui transmettent leur énergie à l’environnement. Seuls trente à quarante centimètres me séparent du rayonnement. Mon dosimètre personnel bippe. A la fin de la visite, il s’avère que j’ai reçu 2 microsieverts de rayonnement radioactif. « C’est autant que durant une promenade d’une demi-heure en Valais », relève Ronald Rieck – car le rayonnement cosmique augmente avec l’altitude.
D’une manière générale, nous sommes toujours et partout exposés à un rayonnement ionisant, et nous sommes nous-mêmes une source de rayonnement – 85 pour cent de la radioactivité que nous recevons sont d’origine naturelle, 14 pour cent proviennent d’applications médicales et moins de 1 pour cent provient d’autres causes techniques. Quelques exemples pour illustrer les ordres de grandeur entre le microsievert (0,000001) et le millisievert (0,001 sievert) : en Suisse, chaque personne reçoit, en moyenne 5 millisievert par an. Selon la loi, le rayonnement supplémentaire d’un dépôt en couches géologiques profondes pour les personnes habitant directement au-dessus de celui-ci doit rester inférieur à 0,1 millisievert par an. Les calculs indiquent toutefois qu’il ne devrait pas dépasser 0,0001 millisievert. Une radiographie de la mâchoire représente environ 10 microsievert, dormir une année à côté de quelqu’un environ 20 microsievert, un vol vers New York quelque 55 microsievert. La limite admissible pour les collaborateurs·trices du Zwilag est fixée à 20 millisievert par an. Les premiers signes cliniques dans l’analyse de sang apparaissent à partir de 250 millisievert. 1 à 6 sieverts provoquent, après quelques heures, des nausées et vomissements, éventuellement avec perte de cheveux. A partir de 15 sieverts, les chances de survie sont extrêmement faibles, et une exposition à plus de 20 sieverts entraîne une défaillance presque immédiate du système nerveux central et du système cardiovasculaire, avec état de choc, crampes et perte de connaissance. La mort intervient au plus tard après deux jours.
« L’idée d’une congrégation religieuse ne m’a plus quittée »: Annette Hug, écrivaine
Le rayonnement radioactif a ceci de perfide qu’on ne peut ni le voir, ni le sentir, ni l’entendre. Si des radionucléides s’échappaient et contaminaient les eaux souterraines, les paysans ne récolteraient pas tout d’un coup des carottes fluorescentes. C’est l’un des aspects qui a fasciné l’écrivaine Annette Hug, au point de lui inspirer le roman « Tiefenlager » (Dépôt en profondeur, non traduit), paru aux éditions Das Wunderhorn. Dans celui-ci, elle se penche sur la manière d’informer les générations futures de la présence de déchets extrêmement dangereux dans les profondeurs du sol. L’idée d’une congrégation religieuse revient régulièrement dans la discussion, à côté de différents types de monuments ou de chats génétiquement modifiés, dont la couleur change en présence de radiations.
L’idée est somme toute assez logique : quelles sont les plus vieilles institutions de l’humanité ? Les monastères. « Mais cela reste très relatif : les plus anciens d’entre eux, comme ceux des Bénédictins ou des moines Shaolin, en Chine, n’ont pas plus de 1500 ans – ce qui représente un laps de temps ridiculement court au regard des durées dont il est question dans ce projet », relève Annette Hug. Malgré cela, les congrégations religieuses transmettent des connaissances de manière ritualisée et institutionnalisée, ce qui s’est avéré une stratégie relativement efficace contre l’usure du temps. Dans ce roman, cinq margina·ux·les forment le noyau du « Groupe de travail conservation transtemporelle des compétences » : une conseillère financière, une infirmière originaire de Manille, un physicien nucléaire russe, un technicien nucléaire et une linguiste française. Bien que le contexte ne soit pas religieux, leurs activités dans une ancienne gravière du Plateau suisse sont typiquement monastiques : étude, sports de combat, jardinage. Cette configuration permet à Annette Hug d’aborder aussi bien des questions profanes d’actualité que la faisabilité technique, politique et financière d’un tel projet, mais aussi d’échafauder des scénarios pour l’avenir sous la forme de digressions rêveuses – ou cauchemardesques – des protagonistes. Tout cela finira-t-il bien ? La Zurichoise de 52 ans n’en sait rien : « On peut lire cela comme on veut. Je dirais plutôt non. » Annette Hug travaille comme écrivaine indépendante. Avant cela, elle était secrétaire centrale du syndicat SSP. Elle a reçu le Prix Schiller 2022 de la ZKB pour son livre « Tiefenlager ».
Comment en vient-on à traiter cette thématique dans le cadre d’un roman ?
J’ai participé à une visite guidée du laboratoire souterrain du Mont Terri. Lors de celle-ci, on nous a raconté qu’on était convaincu d’avoir résolu les problèmes relatifs à un dépôt final, mais qu’il restait à trouver un moyen d’informer les générations futures de l’existence de déchets radioactifs en profondeur. Et que la fondation d’une congrégation religieuse était régulièrement évoquée. Je trouvais cela grotesque – que des scientifiques avancent l’idée d’un monastère ! Cela ne m’a plus quittée. J’ai aussi été fascinée par la représentation d’une vie aussi strictement réglée, au milieu de l’incertitude et de l’agitation du monde. Et aussi par l’utopie qui suppose que le groupe soit plus intelligent que l’individu. Enfin, « imaginer comment les choses pourraient se passer » est un thème vieux comme le monde.
C’est aussi le thème central du projet de dépôt en couches géologiques profondes – sauf qu’on s’efforce de s’appuyer sur des bases scientifiques.
Mais « imaginer comment les choses pourraient se passer » a aussi une composante politique. Après la catastrophe de Fukushima, on a par exemple constaté qu’il n’existait pas de plan d’évacuation de Berne en cas d’accident à Mühleberg avec un vent soufflant de l’ouest. Il y a donc un certain déni : on ne veut même pas s’imaginer ce qui se passerait.
Vous étiez-vous déjà intéressée aux questions relatives à l’énergie nucléaire ou aux déchets radioactifs ?
Oui, lorsque j’étais enfant et adolescente, l’énergie nucléaire était bien sûr un sujet brûlant. Nous avions un abri antiatomique dans la maison de mes parents, à l’école on exerçait les réactions à avoir en cas d’attaque nucléaire et j’étais même assez persuadée de ne pas atteindre un âge avancé, parce qu’une guerre nucléaire serait inévitable. A la fin de la guerre froide, tout cela a disparu d’un seul coup.
Et vous avez alors commencé à préparer ce roman. Comment cela s’est-il passé ?
J’ai trouvé ça passionnant. Non seulement le côté scientifique, mais aussi la dimension institutionnelle, la question de savoir qui est vraiment responsable de ces déchets. Et quelle institution doit se charger de cette mission colossale et absurde. Dans les années soixante aux Etats-Unis, un physicien nucléaire était déjà arrivé à la conclusion que cela devait être une organisation plus durable qu’un Etat. Et aujourd’hui, nous allons dans le sens contraire – les centrales nucléaires sont externalisées, voire privatisées, et collaborent pour la gestion des déchets – cela donne une impression très provisoire. Et c’est dans ce cadre qu’elles doivent faire des plans sur des centaines de milliers d’années. Cette contradiction entre, d’une part, vouloir faire rapidement quelque chose, de manière presque frénétique et, d’autre part, devoir se projeter loin dans l’avenir, comme c’est actuellement le cas pour beaucoup de choses, m’a particulièrement intéressée. J’ai été fascinée par le fait qu’une telle projection est objectivement impossible, mais qu’il y a malgré tout autant de gens qui s’y attèlent et qui font effectivement du bon travail. Mon expérience syndicale a certainement aussi joué un rôle sur ce point.
Pour vous, la fondation d’une congrégation serait-elle une bonne idée ?
En un mot : non. Je ne pense pas que la Nagra devrait fonder un monastère (elle rit). Mais l’idée recèle à mon avis certains aspects très importants. Je me suis ainsi rendu compte que l’organisation des universités remonte pour une bonne part à celle des congrégations religieuses. Avec par exemple la leçon, le réfectoire, les associations étudiantes. Un autre aspect est que la société moderne a besoin d’un lieu indépendant des pouvoirs politico-économiques, pour que la pensée puisse être vraiment libre. Sur ce point, les couvents et monastères ont déjà fait un bout de chemin en affirmant « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Un miroir inversé du monde. J’ai trouvé cette idée très importante.
La clé réside donc dans des séparations institutionnelles.
Oui. Par exemple : comment faire pour que la communauté scientifique nucléaire soit vraiment indépendante de l’industrie. Ou encore plus simplement : comment s’assurer que l’Office fédéral de la santé publique et les cantons soient bien préparés pour effectuer une recherche indépendante sur les rayonnements ionisants et réaliser des mesures. C’est, à mon sens, le point le plus dangereux, car le moins spectaculaire. En tant que néophyte relativement bien informée, j’estime qu’une catastrophe majeure avec explosions, etc. a très peu de chance de se produire. Mais il pourrait y avoir une petite fuite, on pourrait avoir économisé sur les matériaux, et puis des isotopes radioactifs se retrouveraient dans la nappe phréatique. Cela durerait un certain temps, puis le nombre de cancers augmenterait dans une région donnée. On aurait alors une situation proche de celle qu’on avait connue avec l’amiante : plusieurs décennies de procès jusqu’à ce qu’un tribunal confirme le lien de cause à effet, après quoi interviendraient les assurances, parce qu’il ne serait pas clairement établi quel cancer est dû aux radiations, et ainsi de suite. Ce sont des questions plutôt rébarbatives dans un cadre littéraire. Mais le concept de la congrégation, dans ce roman, me permet malgré tout de les aborder.
La congrégation comme interface, en somme.
Oui, mais j’ai aussi trouvé passionnant de réfléchir à la manière dont les monastères gèrent leur ancrage dans un lieu. Il y en a qui s’enferment pratiquement dans des bâtiments aux allures de forteresses, et d’autres qui disent « Nous n’avons pas besoin d’un lieu précis ni de possessions. C’est ainsi que nous sommes le plus durable. Nous n’existons que sous forme de communauté. »
Dans votre roman, vous abordez ces concepts diamétralement opposés en opposant l’endroit le plus sûr – où sont stockés les déchets radioactifs – au centre-ville de Hongkong, où se rencontrent des personnes sans domicile fixe. Comment êtes-vous arrivée à cette idée ?
Après un séjour à Manille, j’ai fait un arrêt à Hongkong, où j’ai découvert, lors d’une promenade à travers le centre-ville, toutes ces Indonésiennes et Philippines qui campent là le dimanche. Elles travaillent comme femmes de ménage ou aides-soignantes et n’ont souvent qu’une petite chambre sans fenêtre, lorsqu’elles en ont une. Pour se retrouver, elles profitent de l’espace public. Cette opposition m’a fascinée.
Quelles ont été les réactions des lecteurs de votre roman ?
Lors des lectures publiques, j’ai souvent été confrontée à la question de la relation et de la communication entre la science et le grand public. Que faire lorsqu’une grande partie du public n’a pas les connaissances nécessaires pour comprendre les résultats scientifiques, et contribue ainsi à répandre des idées saugrenues ? C’était également une problématique récurrente pendant la crise du coronavirus.
La solution ?
Je reste convaincue qu’il est possible d’améliorer le système éducatif, afin que davantage de personnes comprennent ce qui se passe. Et bien sûr, que la science trouve un moyen de communiquer sans arrogance avec les néophytes.
Comment avez-vous vécu cela, concernant le dépôt en profondeur ?
Eh bien, j’ai participé deux fois à des séances d’information de la Nagra. J’ai trouvé tout cela intéressant et exposé de façon claire. Il y avait aussi la possibilité de pénétrer dans un dépôt en profondeur par le biais de la réalité virtuelle – ce qui était en fait peu pertinent, dans la mesure où ne pourra concevoir un tel dépôt que lorsqu’on saura précisément où le réaliser. Cette contradiction m’a un peu donné le sentiment de ne pas être prise tout à fait au sérieux. J’ai aussi demandé quel serait le rayonnement d’un tel conteneur dans le dépôt en profondeur. Ce à quoi on m’a répondu : « Vous devez imaginer la chaleur d’un sèche-cheveux. » Alors que je voulais connaître la valeur du rayonnement ionisant ! Je suis très curieuse de savoir comment ça se passera dans les instances participatives du site proposé par la Nagra ; trouvera-t-on un langage commun ?
La langue est également un élément important, dans votre roman.
C’est, pour moi, une problématique centrale de notre temps. J’ai par exemple constaté que je ne comprenais pas vraiment le concept d’« onde » : onde lumineuse, onde sonore, onde de rayonnement. Dans les livres de physique, la lumière et les autres ondes électromagnétiques sont définies comme des « particule sans masse ». Cela entre en contradiction avec mon sens commun : si elles n’ont pas de masse, comment peuvent-elles être des particules ? J’ai demandé à un ami physicien comment il se représentait cela, et il m’a répondu : « Je ne me le représente pas du tout. Mais ce concept me permet d’effectuer des calculs. » Plus quelque chose est complexe, plus il est important de trouver un langage qui fasse le lien entre les formules et la capacité de représentation.
Comment évaluez-vous votre niveau d’information ?
Pour la préparation de ce livre, j’ai consulté un cours de préparation à l’examen de maturité en physique nucléaire et fait tous les exercices. Je dirais que je suis maintenant un peu mieux en mesure de décider à quelle experte ou à quel expert je fais confiance – ou non. Mais ça ne va pas plus loin.
Pensez-vous que le public suisse soit suffisamment informé ?
Non.
Qu’est-ce qui vous préoccupe le plus, concernant le projet de dépôt en profondeur ?
Que l’on économise quelque part, au détriment de la sûreté.
Oui, ce ne serait effectivement pas une bonne chose. Compte tenu de l’importance de ce projet de longue haleine, qui est comparable au réseau ferroviaire suisse ou au tunnel de base du Gothard, on peut toutefois difficilement s’imaginer que quelqu’un ait un intérêt à faire des compromis sur la sûreté. C’est l’une des plus grandes entreprises de notre temps, qui fait appel à la fois à la science, aux autorités, à la politique et au peuple souverain. En cas de problème, nous serions tous concernés. Ou nos enfants, nos petits-enfants, des générations de personnes qui naîtront lorsque nous aurons quitté ce monde depuis des centaines de milliers d’années. La dimension temporelle, la dangerosité des déchets, les émotions qui y sont liées, les obstacles à surmonter – tout, dans ce projet, est colossal. Mais les opportunités qu’il renferme ne le sont pas moins : si nous parvenons à résoudre ce problème, longtemps considéré comme insoluble, il y a un espoir que nous parviendrons également à résoudre les autres grands défis de notre temps.
« Chers humains dans un million d’années »
Quel est votre message à la postérité ?
Les déchets radioactifs produits en Suisse seront stockés dans un dépôt en profondeur, et ceci pour une durée d’environ un million d’années. Ne pourrait-on pas profiter de ce projet pour transmettre un message aux humains qui vivront dans un million d’années ? Si oui, que veut-on leur dire ? Il vous appartient d’en décider : souhaitez-vous leur transmettre la recette de la meilleure sauce tomate, une déclaration de votre amour éternel ou plutôt une confession ? La Nagra conservera ces messages d’une manière aussi sûre qu’elle le fera pour les déchets nucléaires. Dans cent ans, avant que le dépôt profond ne soit scellé, ces messages à la postérité seront rendus publics, une unique fois, à l’occasion d’une exposition (vos descendants, encore à naître, devraient donc prévoir une entrée dans leur agenda). Comment cela fonctionne-t-il exactement ?
Après une brève vérification, nous enregistrerons les données sur l’Interplanetary File Protocol, le fondement du Web de demain. Si votre document correspond aux directives de la Nagra, vous recevrez un lien vous permettant d’accéder à tout moment au contenu en ligne. De manière analogue à une blockchain, les données téléchargées ne pourront pas être modifiées, mais il sera possible de les mettre à jour grâce à un système de versionnage, tout l’historique étant documenté par le biais d’un contrat intelligent.