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« Nous avons tendance à surestimer les opportunités et sous-estimons les dangers »

De l’Homo periculans à l’Homo oeconomicus : le psychologue économique Christian Fichter s’exprime sur la relation entre économie et risque, l’importance de l’intuition, les dangers de l’IA et certains célèbres joueurs imprudents.

Monsieur Fichter, pourquoi l’économie et le risque vont-ils de pair ?
Une économie sans risque ne fonctionne pas. En principe, l’économie consiste à produire et à échanger des ressources rares. Prenons l’exemple de l’information. Si mes informations n’intéressent personne, je risque la faillite. Et d’un autre côté, si en tant que consommateur·rice, je consomme des informations fausses ou non pertinentes, je risque de ne pas comprendre correctement le monde.

Comment définissez-vous le risque ?
Le risque reflète les chances de réussite de ce que j’entreprends. Malheureusement, notre activité est toujours en concurrence avec celle de nos semblables. Celui qui ne fait rien, qui ne tente rien, ne gagne rien. Mais il est également vrai que celui qui tente trop ne gagne rien non plus. Ou, pour reprendre les mots de Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

L’économie est donc synonyme de risque et de concurrence. Beaucoup affirment qu’elle implique également une croissance constante. Qu’en pensez-vous ?
Chaque courant politique interprète la croissance à sa façon. C’est dommage, car à mon avis, la croissance devrait être comprise comme un développement et une adaptation. Nous nous adaptons aux changements environnementaux et devenons ainsi plus intelligents, en meilleure santé, plus satisfaits et plus performants. L’humanité a indéniablement tiré de grands bénéfices de cette vision de la croissance au cours des deux derniers siècles. Certes, toute innovation n’est pas forcément positive. Mais ceux qui prônent l’arrêt, voire l’inversion de la croissance, semblent oublier les conditions de vie précaires dans lesquelles nos ancêtres évoluaient. Ou préférez-vous revenir à une époque sans pénicilline et sans accès fiable à la nourriture ?

Vous écrivez sur votre site web que l’économie est composée à 50 % de psychologie. Que voulez-vous dire par là ?
Nos grands-parents savaient déjà que la psychologie jouait un rôle important dans l’économie. C’est ce que je voulais souligner avec cette phrase. Aujourd’hui, on présente toujours les choses comme si ce n’était que grâce aux scanners cérébraux que l’on pouvait comprendre comment fonctionne l’être humain. C’est bien sûr faux.

Comment arrivez-vous à ce chiffre de cinquante pour cent ?
Il est évidemment difficile d’en donner une estimation précise. Mais ce que je veux dire, c’est que cela représente une quantité considérable, bien plus que ce que l’on imagine habituellement. C’est ce qui rend la psychologie si fascinante : elle est présente partout où il y a des êtres humains, mais elle est généralement invisible. Ce serait d’ailleurs terriblement peu pratique si nous devions constamment nous observer et nous analyser pour fonctionner.

Peut-on en conclure que l’intuition est aussi essentielle que les éléments factuels ?
Attention, la psychologie ne se résume pas à l’intuition, contrairement à ce que l’on croit souvent. Au contraire, la psychologie montre également comment nous traitons les éléments factuels. On parle ici de modèles à deux processus, ou encore des systèmes 1 et 2. Le système 1 englobe les réflexes et l’intuition, tandis que le système 2 correspond à la pensée lente et à la résolution rationnelle de problèmes. Mais pour répondre à votre question : oui, l’intuition (ou le système 1) est souvent tout aussi importante, voire plus importante, que les éléments factuels.

Est-ce conforme à la logique entrepreneuriale ?
Ah, bonne question ! Je dirais que non. Il est souvent préférable d’évaluer soigneusement les avantages et les inconvénients plutôt que de se fier à son intuition et de prendre une décision précipitée. Pourtant, il arrive que le temps, la motivation, les connaissances ou même l’enjeu fassent défaut. Dans ces moments-là, l’intuition trouve pleinement sa légitimité.

Dans quelle mesure les mécanismes cérébraux et les comportements hérités de l’évolution influencent-ils nos prises de décision à risque en économie ?
Ils les influencent dans une large mesure. Notre cerveau est entraîné à prendre des décisions intuitives rapides dans des situations incertaines. Cela était essentiel à notre survie lorsque nous étions encore chasseurs-cueilleurs. Ces mécanismes continuent d’avoir un impact aujourd’hui, tant dans la vie privée que professionnelle. C’est pourquoi nous avons tendance à surestimer les opportunités, sous-estimons les dangers ou agissons sous une peur disproportionnée de la perte.

Quel est le comportement face au risque de l’entrepreneur idéal ?
Ce sujet a fait l’objet de nombreuses études. Celles-ci montrent qu’il est utile pour les créateurs d’entreprise d’être plutôt enclins à prendre des risques. Toutefois, une fois l’entreprise établie, cette audace peut devenir contre-productive : on privilégie alors des profils capables de faire preuve de prudence et de discernement face au risque.

Comment les entrepreneur·e·s à succès gèrent-ils le risque et l’incertitude ?
Ils savent avant tout minimiser les risques et les incertitudes, mais ne cherchent pas à les éviter au point de rendre impossible toute prise de risque ou tout esprit d’entreprise créatif.

Elon Musk est considéré comme un entrepreneur particulièrement audacieux. Est-il l’exemple parfait de ce que doit être un entrepreneur ?
Elon Musk est sans doute un esprit brillant, mais dans la phase actuelle de sa vie, il agit aussi comme un joueur imprudent. Je ne conseillerais à aucun entrepreneur d’adopter son comportement : ce serait une voie risquée, voire désastreuse. Statistiquement, il existe toujours quelques individus dotés d’un mélange rare de talent, d’audace et de chance, qui atteignent une telle notoriété et une telle richesse que l’échec devient improbable ou sans réelle conséquence. Musk fait partie de ces exceptions.

En tant que psychologue économique, comment voyez-vous l’utilisation de l’intelligence artificielle ? L’IA réduit-elle les risques pour les entreprises ?
Au contraire, elle augmente même le risque. L’IA est l’invention la plus importante que l’humanité ait jamais réalisée. Nous serons encore surpris des conséquences qu’aura l’IA. En bien comme en mal. Dans la sphère privée, au travail ou pour les entreprises.

Pourquoi augmente-t-elle le risque ?
Au niveau des entreprises, cela implique d’importants besoins d’adaptation. Et tous ne réussiront pas à relever ce défi avec la même efficacité. J’entrevois donc une menace bien réelle pour certains, en raison des bouleversements économiques et sociaux que l’IA va engendrer dans notre société et notre économie.

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